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[VIDEO] Heureka, l'orthodoxie et le nouveau modèle pour étudier le SM (2/2)


Dans ma précédente vidéo, j'expliquais que le modèle dont parle Gilles Mitteau (Heu?reka) n'est plus le modèle dominant employé par les économistes, notamment parce qu’il n’est pas soutenu par des données convaincantes. Mais alors, avec quel modèle les économistes du travail analysent-ils les effets du salaire minimum sur l'emploi ? Dans cette vidéo, je présente un modèle populaire dans la recherche, en même temps qu'un désaccord assez fondamental que j’ai avec Heureka sur la façon qu’il a de présenter la théorie dominante en science économique.


[AVERTISSEMENT: il est important d'avoir vu la première vidéo pour comprendre celle-ci, et ce billet de blog qui l'accompagne. Vous pouvez cliquer ici pour la visionner]



Les simplifications et omissions :


Certaines précautions de ma dernière vidéo sont toujours valables :

  1. Dans mes schémas, je fais comme s'il n'y avait pas de cotisations sociales.

  2. J'ai choisi de ne pas vraiment distinguer effets sur le chômage et effets sur l'emploi dans ces vidéos, pour simplifier les explications, même s'il s'agit de deux concepts différents en économie du travail.

  3. Je ne suis pas expert en économie du travail et encore moins de l'effet du salaire du minimum. N'hésitez pas à me contacter si vous l'êtes et vous pensez que je résume mal la littérature sur le sujet.


Une nouvelle remarque importante :


L'auteur de l'essai contrôlé randomisé, dont je parle en fin de vidéo, John Horton n'interprète pas ses résultats comme je le fais, c'est-à-dire comme soutenant le modèle du monopsone. De fait pourtant, comme je le montre dans la vidéo, ses résultats sont cohérents avec les prédictions du modèle.


En fait, John Horton prend un autre chemin qu'une large partie de la recherche. Il est de ceux qui arguent que le modèle néoclassique ne fait pas de prédiction sur le nombre d'emplois, mais sur le nombre d'heures de travail. C'est par exemple aussi ce qu'argumente Brian Albrecht. Si on interprète les prédictions du modèle néoclassique de cette manière un peu originale, alors les résultats de l'expérience sont cohérents avec le modèle néoclassique car John Horton trouve que le salaire minimum réduit bien le nombre d'heures travaillées - dans son expérience menée dans un contexte très spécifique.


Néanmoins, dans mes deux vidéos, j'ai choisi d'interpréter les prédictions du modèle néoclassique de la manière la plus courante. L'interprétation dominante est que le modèle néoclassique prédit que le salaire minimum réduit l'emploi, et non seulement le nombre d'heures travaillées, en témoigne le sondage de 1978 qui montre qu'une majorité d'économistes pensait alors que le salaire minimum détruit l'emploi, ou l'étude influente de Brown et al. (1982) où le modèle néoclassique est interprétée de cette façon, sources que je mentionne dans ma précédente vidéo. C'est cette interprétation qui a fait l'histoire de la pensée économique, et un peu l'histoire des sociétés. Elle été au coeur des débats en science économique et des prescriptions de certains économistes de ne pas mettre en place de salaire minimum ou de contenir sa hausse.


Plus encore, affirmer que le modèle néoclassique ne fait de prédictions que sur le nombre d'heures travaillées ne permet pas d'expliquer le paradoxe empirique qui m'occupe dans cette vidéo : le salaire minimum semble détruire des emplois dans certains cas, mais pas dans d'autres cas. Il s'agit de comprendre pourquoi. C'est ce que permet le modèle du monopsone.


Le problème de la contamination du groupe contrôle (Attention : plus technique, à ne pas lire avant d'avoir vu la vidéo)


Dans ma vidéo, je mentionne que les externalités de demande peuvent aussi poser des problèmes assez comparables à ceux que peuvent générer l’immunité de groupe dans des essais cliniques. Le problème est le suivant. Il semble parfaitement tautologique de dire que dans une expérience, le groupe contrôle est celui qui ne bénéfice pas du traitement. En théorie, c'est le cas. En pratique, ce n'est pas si évident. Le traitement peut déborder du groupe test. Il peut contaminer le groupe contrôle. C'est le cas s'il y a des externalités de demande : la hausse du salaire minimum peut augmenter le revenu des travailleurs, et donc leur consommation. Si ceci crée des emplois dans le groupe contrôle, alors cela réduit artificiellement la différence d'emploi entre le groupe contrôle et le groupe témoin, et donc biaise l'interprétation des résultats. Ceci peut conduire à sous-estimer les bénéfices sur l'emploi du salaire minimum. Le problème se pose autant dans des expériences que lorsqu'on utilise certaines méthodes quasi-expérimentales qui consistent à comparer les évolutions de l'emploi dans un Etat qui a changé leur salaire minimum, aux variations de l'emploi dans un Etat ou groupe d'Etats qui avaient des tendances comparables en terme d'emploi avant l'introduction du salaire minimum. Je parle de ces méthodes ici.


J’entends parfois que l'existence de ce type de phénomène de contagion est un argument contre l'usage des essais contrôlés randomisés en sciences sociales. Mais en fait, le problème se pose aussi en médecine. Si vous testez un traitement contre une maladie contagieuse, et que les patients du groupe contrôle bénéficient de l’immunité accrue du groupe traitement, alors ceci peut vous conduire à sous-estimer l’effet du traitement. Savoir comment corriger ce biais a donné lieu à ce qu'on appelle parfois avec un peu d'humour la guerre des vers, dont je parle dans mon résumé du livre de John List, qui est sans doute un des livres les plus importants de la décennie si vous vous intéressez à la politique fondée sur les preuves. Le problème de la contamination du groupe contrôle est donc non trivial et non négligeable, même si il n'a rien de spécifique aux sciences sociales.


Mais alors, si le sujet est important, pourquoi ne pas en avoir parlé plutôt ? Pourquoi en parler seulement sur ce billet de blog, qui aura une audience encore plus réduite que celle de ma vidéo ? Deux raisons motivent ce choix.


Premièrement, ce type de biais n'affecte pas toutes les études. Il concerne les études qui utilisent des méthodes de la famille du double différence, et tout particulièrement les études dans lesquelles le groupe contrôle est proche géographiquement du groupe témoin. J'explique ce qu'est la méthode du double différence dans ce billet. Dans ma compréhension, il ne concerne pas d'autres méthodes quasi-expérimentales qui ont été utilisées assez fréquemment pour isoler l'effet du salaire minimum comme la régression en discontinuité par exemple - un jour, je parlerais aussi de cette méthode.


Deuxièmement, et plus crucialement, même à supposer que ces effets de demande soient très importants, ceci ne changerait pas les conclusions principales de mes deux vidéos.


La conclusion clef de ma première vidéo est que le modèle néoclassique n’est pas compatible avec les données, car il y a bien des cas où on ne trouve pas d’effet du salaire minimum sur l’emploi. Or, supposons que des externalités de demande conduisent les études à sous-estimer l’effet du salaire minimum sur l’emploi. En effet, comme je l'expliquais, la hausse du salaire minimum peut augmenter le revenu des travailleurs, leur consommation, ce qui crée des emplois dans le groupe contrôle, réduit artificiellement la différence d'emploi entre le groupe contrôle et le groupe témoin. Ceci conduit donc à sous-estimer les bénéfices du SM sur l'emploi. Ainsi, corriger ce biais transformerait des résultats nuls (pas d’effet du SM sur l’emploi), en résultats positifs (le SM augmente l’emploi). Tout ceci renforce encore mon point : le SM ne détruit pas toujours de l’emploi.


Dans ma deuxième vidéo, un des arguments clefs pour justifier de la pertinence du modèle du monopose est que le SM ne détruit pas d'emplois (voire en crée) dans les secteurs plus concentrés (avec moins d'entreprises). C'est l'étude d'Azar et al. (2019). Or, il n'y a pas de raison de penser que ces externalités de demande sont corrélées au degré de concentration dans le secteur, et donc qu'elles pourraient expliquer la relation qu'on voit entre effet sur l'emploi du salaire minimum et concentration du secteur. Ces externalités de demande pourraient éventuellement introduire une erreur de mesure de l'effet du salaire minimum - qui ne serait donc pas corrélée au degré de concentration dans un secteur. La théorie statistique nous dit alors que si ceci conduit à diluer la relation entre concentration du secteur et effet sur l'emploi du salaire minimum - ceci crée un biais d'atténuation, vers zéro. Or, si on parvient à observer une relation malgré une force qui la distend, cela signifie que la relation est forte en premier lieu. Ceci implique que si on parvenait à corriger ce biais de mesure, la relation entre concentration et effet sur l'emploi du salaire minimum serait encore plus forte que ce que l'on peut observer dans l'étude d'Azar et al. (2019).


Néanmoins, la demande n'est pas la seule source de contamination du groupe contrôle vers le groupe témoin. Le traitement (la hausse du salaire minimum) peut aussi affecter le groupe contrôle si le salaire minimum pousse les travailleurs de la région contrôle à aller travailler dans l'Etat voisin, ou les entreprises à se relocaliser. Et... ceci complexifie encore le débat. On comprend pourquoi l'étude des effets du salaire minimum est devenu une sous-discipline à part entière en économie !


La littérature n'est pas unanimine sur l'impact de ces cross-border effects. Dans une contribution très citée, Dube et al. (2010) ne trouvent pas de preuve de l'existence de tels effets, même dans des méthodologies qui impliquent de comparer des Etats très proches géographiquement, mais d'autres études semblent pointer vers des conclusions différentes comme Kuehn, D. (2016). Si un jour un consensus entre spécialistes sur ce sujet semble émerger, j'y consacrerai peut-être un mini billet de blog.


Bibliographie


José Azar, Emiliano Huet-Vaughn, Ioana Marinescu, Bledi Taska & Till von Wachter, 2019. Minimum Wage Employment Effects and Labor Market Concentration, NBER Working paper 26101.


Dube, A., Lester, T. W., & Reich, M. (2010). Minimum wage effects across state borders: Estimates using contiguous counties. The review of economics and statistics, 92(4), 945-964.


Dube, A. (2019). Impacts of minimum wages: review of the international evidence. Independent Report. UK Government Publication, 268-304.


Horton, J. J. (2017). Price floors and employer preferences: Evidence from a minimum wage experiment. Available at SSRN 2898827.


Kuehn, D. (2016). Spillover bias in cross-border minimum wage studies: Evidence from a gravity model. Journal of Labor Research, 37(4), 441-459.


Manning, A. (2021). Monopsony in labor markets: A review. ILR Review, 74(1), 3-26.


Sokolova, A., & Sorensen, T. (2018). Monopsony in Labor Markets: A Meta-Analysis. IZA Discussion Papers Series.


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