Il est des questions auxquelles il est difficile de répondre "non". "Êtes-vous pro-science ?" est probablement l'une d'entre elles. Etre pro-science a une conséquence inattendue : ceci implique d'admettre l'existence de discriminations à l'embauche. Aujourd'hui, je vous parle d'expériences, de consensus en sciences sociales, et de l'articulation entre faits scientifiques et opinions politiques.
Ces derniers jours, plusieurs sceptiques (défenseurs des sciences) non spécialisés en sciences sociales ont manifesté (ou renouvelé) leur intérêt pour ces disciplines. Ainsi, Thomas Durand (Acermendax) conclut sa réponse à l'article de Libération par "Vivement que des sociologues, des anthropologues, des historiens, des économistes vulgarisateurs et vulgarisatrices encore plus nombreux nous apportent leurs analyses pour enrichir l’art du doute ! ". Dont acte.
Certaines sceptiques avec qui j'ai échangé m'ont dit et ont dit à Olivier (l'économiste sceptique) qu'ils avaient eu du mal à considérer les sciences sociales à cause de la croyance que dans ces disciplines, il n'y a pas vraiment de réponses, que tout dépend de la perspective et de l'opinion de celui qui parle. On sait bien qu'en sciences naturelles, il existe des controverses, comme en physique sur la théorie du tout. Mais est-ce que les sciences sociales, ce ne serait pas que ça ? Des controverses, des résultats inconclusifs dont l'interprétation dépend de votre chapelle et de votre orientation politique ?
Cette croyance me semble infondée. L'article d'aujourd'hui est l'occasion de le montrer. Je vais commencer par présenter un résultat consensuel, bien établi. Je vais ensuite confronter les résultats de la littérature au discours de certaines figures médiatiques, ce qui montrera qu'en sciences sociales comme en sciences naturelles, les mêmes questions se posent quant à l'articulation entre science et politique. Comme bien des sceptiques l'ont déjà compris, il n'y a donc pas lieu de ne pas accorder sa confiance aux sciences sociales mais de l'accorder aux sciences naturelles, sous prétexte que les unes seraient biaisées politiquement alors que les autres non.
Ce résultat consensuel est l'existence de discriminations à l’embauche pour différentes minorités. Il s'agit d'un thème assez présent dans les médias. Une intervention d'Ismael Saidi a beaucoup été commentée. Le réalisateur raconte avoir « grand[i] avec cette musique qui vous dit « ils ne nous aiment pas, « ils ne veulent pas de nous ». (…) Vous vous retrouvez face à un gosse de 14 ans qui vous dit qu’on subit de la discrimination à l’embauche. En fait, il finit par vous avouer qu’il ne connaît personne qui a vécu de la discrimination, mais on lui a dit que c’était comme ça ». La vidéo de l’intervention a été retweeté avec enthousiasme par Raphaël Enthoven.
Au fond, ce propos soulève une question très légitime. Comment prouver l'existence de discriminations à l'embauche ? Cette citation mentionne l'importance des témoignages. Mais ce n'est jamais dans ce cas une preuve suffisante. En dehors des cas où l'employeur clame haut et fort "je ne veux pas de vous parce que vous êtes noir/une femme/ homosexuel/ musulman", il semble a priori difficile de savoir pourquoi on a pas été embauché. On pourrait vérifier si les taux de chômage diffèrent entre les sexes ou les ethnies. Néanmoins, ce ne serait pas nécessairement une preuve de discrimination à l’embauche. Cet écart pourrait s'expliquer par d'autres variables comme le niveau d'instruction. La cause de la non-embauche ne se situerait alors pas à l'embauche, mais en amont. Il n'y aurait pas discrimination à l'embauche.
Conçues pour adresser ce biais majeur, les études de correspondance consistent à envoyer des CVs fictifs à de vrais employeurs. Ces CVs ne diffèrent que par la caractéristique du postulant dont on cherche à évaluer l'effet sur l'emploi, comme l'ethnie, le sexe, ou le fait d'être défiguré ou non. Ainsi, par exemple, dans ce cadre, le fait que les hommes soient plus appelés que les femmes pour un entretien d'embauche ne pourrait s'expliquer que par un avantage des hommes, le sexe étant la seule caractéristique qu'on a fait varier dans les CVs.
De nombreuses études de correspondance ont été menées un peu partout dans le monde. Entre 2005 et 2016 seulement, 90 études utilisant cette méthodologie ont été publiés selon Baert (2018). Le niveau de preuve sur le sujet est assez élevé ! Sur ces 90 études, une écrasante majorité mesure des discriminations négatives contre les minorités étudiées.
En France, par exemple, et ce n'est qu'un exemple, une récente étude de Cahuc et al. (2019) montre que les postulants d'origine nord-africaine sont significativement discriminés dans le secteur privé en France. La revue de littérature de Baert que je mentionnais plus tôt cite aussi d'autres études menées en France. Elles isolent des discriminations à l'embauche contre les postulants d'origine africaine, les musulmans, et les mères. Le LIEPP, labo de Sciences Po mène aussi en ce moment une grande étude de correspondance. Si vous voulez en savoir plus, outre cette revue de littérature, je ne peux que vous conseiller cette publication de 'notre' prix nobel d'éco Esther Duflo.
Comme tout résultat scientifique, celui-ci fournit par les études de CV a une portée limitée. Certaines critiques comme celle d'Heckman et Siegelman (2019) sont purement techniques et peuvent être adressées en changeant les méthodes statistiques couramment employées. D'autres sont plus profondes.
D'une part, ces études de CV ne mesurent pas l'effet sur l'embauche mais sur la probabilité de se faire appeler pour un entretien d'embauche. On ne peut pas envoyer des postulants fictifs en entretien. Or, la discrimination peut s'effectuer aussi après l’appel de l’employeur, suite à l'entretien. Une solution consiste alors à utiliser la modélisation statistique pour tenter de mesurer des taux d'embauche le plus de choses égales par ailleurs. En effet, comme on peut vérifier si le salaire des hommes et femmes diffèrent à éducation, expérience... égales, on peut vérifier si les taux d'embauche de certaines minorités diffèrent du reste de la population à niveau d’instruction, classes sociales égales... On peut aussi faire des simulations du marché du travail calibrées sur des données réelles comme le fait justement l'économiste du travail Pierre Cahuc dont je citais un article plus haut.
D'autre part, ces discriminations à l'embauche ne sont qu'une faible partie du phénomène plus large des discriminations. Peut-être regarde-t-on le sujet par le petit bout de la lorgnette. Plutôt que d'essayer de mesurer un taux d'embauches à caractéristiques égales, on pourrait aussi se demander pourquoi les caractéristiques individuelles diffèrent. Par exemple, existe-t-il des mécanismes sociaux qui expliquent que femmes et hommes, natifs et immigrés aient des nombres d'années d'étude différents ?
Une conclusion s'impose néanmoins. On peut tenir comme un fait scientifique l'existence de discriminations à l'embauche, au même titre que le fait que la balance bénéfique-risque des vaccins obligatoires est largement positive. Dans les deux cas, il s'agit de résultats d'expériences bien contrôlées et bien répliquées.
Petite précision : je ne dis pas qu'on ne peut produire des connaissances en sciences sociales qu'avec des statistiques et en isolant des causalités. Je crois aussi en l'importance des méthodes qualitatives, et j'aimerais qu'elles se développent en science économique plus vite que c'est le cas actuellement. Plus largement, les expériences contrôlées ne sont pas le seul moyen de produire de la connaissance scientifique. Certaines disciplines scientifiques se sont développées sans, comme l'astronomie. Simplement, si on tient les expériences contrôlées comme un moyen fiable de produire des connaissances, il faut accepter tous leurs résultats.
Est-ce là la preuve scientifique qu'il faut être de gauche ?
La nécessité de distinguer le discours normatif et le discours positif
Quelle conclusion politique en tirer ? Est-ce que ces résultats impliquent que les propos d'Enthoven et Ismael Saïdi sont débunkés par la science ? Pas vraiment. Ismaël Saidi ne nie pas l'existence des discriminations à l'embauche. Il les minore. Dans son tweet, Enthoven non plus. Il se contente d'affirmer que les mentionner participerait d'une forme de victimation. Il s'agit de jugements de valeur. Or, on peut arguer que la science n'a rien à dire dessus. Elle ne peut dire que ce qui est, pas si ce qui est bien ou mal. C'est en tout cas la différence entre un discours positif (qui dit les faits) et un discours normatif (qui assigne une valeur morale à ces mêmes faits).
Je crois que cette différence entre un discours normatif et un discours positif est fondamentale. On devrait la marteler dans les débats télevisés. Je sais aussi d'expérience qu'il est possible d'avoir des discussions non normatives sur l’effet des politiques, en témoignent certaines réactions à mon billet sur l'efficacité du confinement et mes interactions avec beaucoup de chercheurs.
Bien sûr, comme toute typologie, la dichotomie normatif/descriptif a ses limites. On peut tenter d'élargir la réflexion dans deux directions. Néanmoins, aucune des deux nuances que je vais présenter n'implique de préférer les sciences naturelles aux sciences sociales.
D’une part, il peut exister des effets d'agenda. L'orientation politique d'un chercheur peut le conduire à s'intéresser à un sujet plutôt qu'un autre. Un économiste qui par ailleurs serait de gauche/étatiste pourrait être plus intéressé par la question des inégalités qu'un économiste qui serait par ailleurs libéral, et pour qui seuls compteraient le mérite ou la pauvreté absolue. Mais cette critique n'est pas spécifique aux sciences sociales. Certains objets d'études en sciences naturelles ont une dimension politique absolument évidente : OGMs, réchauffement climatique, effet des vaccins... On peut par exemple aussi imaginer qu'un militant écologiste devienne un chercheur en sciences du climat au moins en partie à cause de son orientation politique.
Néanmoins, tout ceci n'est pas problématique tant que l'orientation politique des chercheurs ne détermine pas les réponses que les chercheurs donnent aux questions qu'ils se posent. On pourrait alors être tenté d'en faire un critère de démarcation entre sciences sociales et naturelles. En sciences sociales, l'orientation politique déterminerait la réponse aux questions mais pas en sciences naturelles. Néanmoins, les données rejettent cette hypothèse. En science économique, un sondage de Gordon et al. (2013) démontre que l'orientation politique des économistes-répondants ne prédit pas leur position sur les sujets de recherche considérés dans l’étude. Le même sondage trouve de nombreuses aires de consensus entre économistes interrogés. Une étude astucieuse tend à relativiser le rôle des biais politiques dans la production d’études et la revue par les pairs en psychologie (1). Je n'ai pas trouvé d’exercice comparable dans une discipline des sciences naturelles. Néanmoins, Carlton et al. étudient (2015) l'adhésion à la thèse de l'existence d'un réchauffement climatique causé par l'homme parmi des chercheurs dans plusieurs disciplines en sciences naturelles. Ce sondage concerne des chercheurs qui ne sont pas climatologues mais ont un champ d'expertise proche : météréologues, océanologues, physiciens, spécialistes des ressources naturelles... Même si la thèse d'un réchauffement à l'oeuvre et causé par l'homme emporte une très haute adhésion dans cette communauté, ["les chercheurs] qui pensaient que les températures avaient augmenté étaient significativement (...) plus à gauche ("more liberal" dans le texte, que j'entends au sens américain) que ceux qui ne pensaient pas qu'elles avaient augmentées."
Je présente ces résultats de manière provocatrice. On trouve aussi bien sûr des indices que l’affiliation politique des chercheurs peut influencer la formation des résultats des études en sciences sociales. Je ne cherche pas à démontrer que les sciences sociales sont neutres contrairement aux sciences naturelles qui seraient biaisées politiquement. Mon propos est que la question des biais politiques se pose en sciences sociales comme en sciences naturelles. On ne peut donc pas en faire un critère de démarcation entre les deux. Je vous conseille d'ailleurs cet article du philosophe Joshua May sur l'importance (relative) des valeurs, des idéologies, dans les sciences, toutes les sciences... dont je reparlerai.
D'autre part, il faut tenir compte de ce que j'ai envie d'appeler la valse entre le normatif et le positif. Souvent, lorsqu'on émet un jugement de valeur sur un fait, même le plus établi, notre discours progresse et on finit par émettre de nouvelles propositions testables empiriquement. L'existence de discriminations à l'embauche pose la question des politiques pour la réduire. Par exemple, est-ce que les politiques de discrimination positive sont efficaces ? Est-ce qu'elles permettent d'augmenter l'employabilité, les salaires, la satisfaction des minorités discriminées ? Cette interrogation est empirique, et appelle à utiliser tout un autre champ de la littérature que je connais moins. Mais quelque soit la conclusion des ces études, elles ne disent pas s'il faut implémenter ou non des politiques de discrimination positive. On pourrait être contre les politiques de discrimination positive même si elles sont efficaces parce qu'elles impliquent une rupture de ce qu'on définit comme le pacte républicain. On pourrait être pour les politiques de discrimination positive même si elles ne sont pas efficaces parce qu'on ne supporte pas l'idée qu'on ne donne pas des droits différents à des individus avec des opportunités différentes.
Je serais curieux de connaître la position de Raphaël Enthoven sur ces questions épistémologiques. C'est un sujet sur lequel on l'entend peu. Est-ce qu'il reconnaît la pertinence des résultats que j'ai cité, mais leur donne l'interprétation politique que j'ai présenté ? Est-ce qu'il conteste même le résultat des études de CV ? Je serais tout aussi curieux de savoir ce qu'Ismael Saïdi pense de ce billet, même si je connais moins son travail.
***
(1) En psychologie, Reineiro et al. (2020) démontrent que les chercheurs ne sont pas plus laxistes avec les études qui semblent cohérentes avec l’idéologie de gauche de la majorité d’entre eux: les études dont les conclusions paraissent plus faciles à avaler quand on est de gauche ne sont pas plus (ou moins) réplicables ou plus (ou moins) citées par les chercheurs que celles dont les conclusions peuvent plus facilement renforcer un narratif de droite. Ce résultat tient quelque soit l’orientation politique de la personne qui évalue l’ ’inclination politique’ de l’étude. Ceci tend à démontrer que l’orientation politique des chercheurs en psychologie ne les conduit pas à produire ou à citer des études de moindre qualité, pourvu qu’elles confortent leur vision du monde.
Kommentare